Bumcello : Lychee Queen

Sortie le 9 juin 2008

Publié le 27 mai 2008


Retour en force pour Bumcello, le duo constitué de Vincent Ségal et Cyril Atef, avec leur nouvel album Lychee Queen, enregistré avec les participations (entre autre) de Chocolate Genius, Blackalicious, et Magic Malik



Dans un système fermé, rien ne se crée, tout se transforme", décrétait il y a plus de deux siècles Antoine de Lavoisier, l’un des pères de la chimie moderne. Le batteur Cyril Atef et le violoncelliste Vincent Segal, les deux alchimistes de Bumcello, ont repris cette loi à leur compte. Ils en ont simplement modifié les termes : depuis une bonne dizaine d’années, au gré de concerts explosifs et d’albums éclatés, ils ne cessent de démontrer que, "dans une musique ouverte, tout se crée et se transforme à la fois". Méprisant les règles du commerce, qui ne jure le plus souvent que par la spécialisation du goût, ils ont bâti un labo expérimental étendu aux proportions d’un immense terrain de jeu. Electrons libres depuis toujours, capables de s’illustrer dans le rock, le jazz, l’electro, les musiques africaines, indiennes, orientales ou brésiliennes, le funk, le hip-hop, la chanson ou le classique, ils s’amusent à agiter et à malaxer tout ce qui leur passe par la tête, entre les oreilles et dans les mains : sons d’ici et d’ailleurs, langages d’hier et d’aujourd’hui, gestes spontanés et pensées mûries. Loin des musiques de synthèse artificielles qui font l’ordinaire de la fusion ou de la world, leur art en mouvement n’est pas le fruit de calculs malins ni de formules juteuses. Basé sur l’improvisation, il célèbre dans la vérité du premier jet les étonnantes métamorphoses de la matière musicale, rendues possibles par l’infinie souplesse de l’esprit humain. Ecouter Bumcello, c’est assister à la débauche créative d’un duo qui a choisi de s’abandonner à la joie simple et féroce de jouer sans entraves.

Avec Lychee Queen, leur sixième album, la libre parole d’Atef et Segal accède une fois encore à une dimension supérieure. Jusqu’à présent, la musique de Bumcello était généralement considérée comme un cocktail détonant et euphorisant, procurant à ceux qui l’absorbaient une durable ivresse des sens. Cette fois-ci, la griserie est toujours au rendez-vous, mais l’alcool qui la provoque n’a pas tout à fait la même composition. Plus décantée que dans l’album précédent de Bumcello, l’abrasif Animal sophistiqué, la matière sonore de Lychee Queen a la robe ambrée, le bouquet léger et la saveur longue en bouche des meilleures liqueurs californiennes – on songe ici à Shuggie Otis, à Love, à toute une esthétique West Coast qui, de la pop à la soul en passant par le jazz, a engendré tant de musiques à la fois sensuelles et raffinées. Une tradition que Cyril Atef et Vincent Segal connaissent bien : le premier a passé son adolescence et ses années de formation musicale à Los Angeles, tandis que le second a frayé avec la scène hip-hop alternative de la Bay Area, les activistes du label Quannum Projects en tête.

Atef et Segal sont restés fidèles à leur approche instinctive du geste musical. Exploitant toutes les ressources de leur relation télépathique, ils ont improvisé et posé les bases des morceaux de Lychee Queen en trois jours, dans un studio parisien ("Les sessions qui durent six mois, ça n’est pas dans notre nature", rappelle Cyril Atef). Ils ont aussi laissé libre court à leur tempérament touche-à-tout : Cyril s’est ainsi frotté à une large gamme de percussions et a donné de la voix sur les titres Bakin’ in the sun et Hey Hey Hey Hey Hey, tandis que Vincent s’est collé à la basse, à la guitare acoustique ou électrique, au synthétiseur et au glockenspiel. Mais ils ont tous deux mis la versatilité de leur inspiration au service d’un projet plus construit qu’à l’accoutumée : pour la première fois, Bumcello, réputé pour être une formidable bête de scène, s’est mué en véritable animal de studio. "Nos albums précédents étaient plus décousus, note Segal, parce qu’on les faisait uniquement pour faire exister Bumcello sur le plan discographique : la scène restait notre premier terrain d’action. Là, on a vraiment eu envie de poser tout l’historique du groupe, et de réunir autour de nous tous les gens qui nous sont proches, et avec lesquels il est facile de jouer. A chaque fois qu’on avait un son ou un morceau, on se demandait à qui ils étaient dédiés, pour qui on les faisait."

Ce ciment humain apporte toute sa densité et toute sa richesse à un disque qui, par ailleurs, brille par la légèreté et la souplesse de ses structures - "On n’a pas voulu surcharger la trame sonore, entasser des instruments à tort et à travers", confirme Segal. Au générique de Lychee Queen se presse donc toute une parentèle de musiciens qui, depuis de longues années, gravitent librement autour de l’univers en expansion de Bumcello. Ce sont de fortes individualités, qui présentent la même cohérence et ouverture d’esprit qu’Atef et Segal. On retrouve ainsi sur trois titres la trompette nomade d’Ibrahim Maalouf et la flûte enchanteresse de Magik Malik, qui se fend également d’une apparition vocale de très haut vol sur Eurostar, l’un des morceaux les plus ébouriffants de Lychee Queen : un mélange inflammable de P-funk, de glam épique et d’opéra rock, placé en soutien d’un texte de Segal sur ces clandestins qui rêvent d’un hypothétique eldorado devant l’entrée du tunnel sous la Manche. On entend aussi la voix profonde de Mark Antony Thompson, alias Chocolate Genius, ambassadeur injustement sous-exposé d’un songwriting américain ouvert à tous les vents : il suffit d’écouter son chant habité sur le funk menaçant de No Enemies, traversé par le souvenir des violences policières de Los Angeles, pour mesurer la force et la pertinence de ses visions. On croise au détour d’Assiko Mintanan l’imposante silhouette de Mama Ohandja, forte figure des musiques africaines qui forma jadis Vincent Segal à la basse et l’initia aux subtilités du bikut-si camerounais : rehaussée par une insolite orchestration pour violoncelle, flûte et trompette, sa prestation vocale est un grand et gracieux numéro de funambulisme. Plus loin, des membres du collectif Quannum et de la tribu soul Tower of Power décochent d’imparables uppercuts vocaux sur One Two Three, une fulgurance sonore délestée de tous les tics et trucs de production qui alourdissent tant de productions hip-hop ou R&B. Le dernier invité de ce fabuleux banquet n’est pas le moindre. L’Américain Tommy Jordan, tête pensante et pois sauteur du groupe Geggy Tah, ne s’est pas contenté de caresser de sa voix langoureuse les courbes mélodiques de la chanson Lychee Queen. Il a aussi apporté sa science du mixage, donnant à l’album cette coloration californienne unique, cette patine naturelle qui, sans rien surligner, à petites touches, met en valeur le moindre pigment sonore, le moindre relief instrumental.

Aussi bien entouré, Bumcello réalise sur disque un bel idéal : il crée une zone de libre-échange où les désirs, les vibrations et les histoires de musiciens de tous horizons peuvent s’harmoniser, se compléter et se sublimer. Lychee Queen est le théâtre permanent de rencontres miraculeuses d’équilibre et d’intelligence : entre le Brésil africain et la musique de chambre (Salvador), entre la pulsation house, ramenée à sa plus subtile expression, et la musique de chambre (House Fire Bird), entre une boucle hypnotique digne de My Life in the Bush of Ghosts et les riches ornementations de la variété égyptienne (Ardi Built Half of LA), entre la rythmique terrienne du maloya réunionnais et les vapeurs aériennes de la musique psychédélique (Mandragore), entre le groove du funk et les syncopes de la samba (Hey Hey Hey Hey Hey, magnifique improvisation de huit minutes). Avec ce disque qui ratisse large, mais avec une finesse de tous les instants, Cyril Atef et Vincent Segal confirment qu’ils ont su inventer une musique qui relie les hommes et réunit les goûts.