Patricia Petibon : nouveal album NOUVEAU MONDE

Dans les bacs le 15 octobre 2012

Publié le 01 octobre 2012

Sur la conquête du Nouveau Monde, tout reste à dire, à écrire, à faire, et Patricia Petibon fait partie de ces rares personnalités capables de nous offrir sur les images du passé un regard toujours nouveau, à travers lequel tout devient intemporel. Apanage des grands artistes, de petits bonds en grandes traversées.

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En 1768, l’Espagnol Baltasar Jaime Martínez Compañón y Bujanda foule la terre du Pérou. Le jeune prêtre aventurier fait construire des villages, des écoles, des hôpitaux, sillonne le pays et rapporte des milliers de pages de témoignages édifiants. Parmi ceux-ci, ces fameuses partitions manuscrites que Patricia rouvre pour nous deux cent cinquante ans plus tard : deux tonadas et une cachua – un langage étonnamment cru, universel, qui parlera à tous. La fatalité de la jalousie, l’appel au divertissement, à la fête… Pourquoi cette musique écrite à l’autre bout du monde, au XVIIIe siècle, nous semble-t-elle si familière ?

Les chansons que nous écoutons aujourd’hui sont le résultat d’une longue et belle histoire, de différents mariages à travers l’espace et le temps. Ici, cette histoire commence avec J’ai vu le loup : un des points d’ancrage des musiques populaires modernes, qui n’aura pas été étranger aux oreilles des colonset, par voie de conséquence, des peuples rencontrés. L’improvisation, le langage harmonique et rythmique, presque tout est dit : c’est la racine « joyeuse ». Une autre souche illustre ce besoin de se confier et de rêver, commun à tous les hommes : Greensleeves. La légende veut que cette folk song traditionnelle ait été composée par Henri VIII, se plaignant auprès d’Anne Boleyn. Cet air célèbre fait appel à une basse obstinée, colonne vertébrale de la musique baroque, lien incontournable entre l’Europe et les Amériques : romanesca, passamezzo, chaconne… Insistance d’un motif répété au rythme des battements du cœur : rien de tel pour passer les frontières.

L’amour pastoral est un autre lien universel. Parallèlement à Mon amy s’en est allé de Jacques Mangent, Sans frayeur dans ce bois de Charpentier, sur une basse obstinée de chaconne que l’on retrouvera maintes fois outre-Atlantique, développe un thème cher à la conquête du Nouveau Monde : la soif d’aventure… Le même Charpentier nous offre, avec Médée, une scène intemporelle, celle du tourment amoureux, de la colère qui conduit la magicienne à en appeler aux divinités du Styx – ce large fleuve des enfers, objet du voyage sans retour qu’ont connu tant d’explorateurs entre deux mondes…

De nouveau sur une basse répétée, Purcell nous donne sa version de l’échec d’une conquête, sa peinture du drame amoureux entre deux destins liés à des nations séparées par la mer : ceux de Didon, reine de Carthage, et d’Enée, roi de Troie, qui l’a abandonnée. Dans King Arthur, le même compositeur illustre un autre aspect du Nouveau Monde : le mythe de l’état de nature si cher au XVIIIe siècle. L’île de tranquillité, lieu rêvé aussi bien des ébats que des déceptions amoureuses. Rameau lui répondra dans ses Indes galantes, avec la scène du Grand Calumet de la Paix (entrée des Sauvages). On est dans une forêt d’Amérique, après une bataille perdue par les Indiens face aux troupes franco-espagnoles ; Zima, la fille du chef, rejette les avances des deux militaires européens pour s’offrir à Adario, l’Indien ! Tout est bien qui finit bien, dans la paix retrouvée entre les Sauvages et les armées colonisatrices. Là encore, un rythme obstiné, une danse qui illustre si parfaitement l’idée de Nouveau Monde. Au début du même opéra-ballet, dans une autre « entrée » intitulée « Le Turc généreux », la jeune Française Emilie, prisonnière du pacha Osman qui en est amoureux, est victime d’une tempête. Il en sera de même pour l’héroïne de la zarzuela Vendado es amor, no es ciego du compositeur espagnol José de Nebra, dans l’aria « El bajel que no recela », dont les vocalises nous donneraient presque le mal de mer. Tempête maritime ou tempête amoureuse ? On n’est jamais bien loin, par exemple dans No se enmendará jamás, une des premières cantates profanes espagnoles, dont la musique est signée... Haendel, partition composée à Rome en 1707 pour le cardinal Ottoboni, qui aima défier les talents d’un des plus grands maîtres de l’art du chant. Sur sa demande, Haendel confrontera cantates italiennes, espagnoles et françaises… Pour l’espagnole, la guitare est de rigueur, et nos interprètes nous offrent ici un bel exemple d’improvisation introductive.

À la croisée d’influences ibériques, anglaises, françaises, populaires ou plus savantes, le baroque d’Amérique du Sud nous revient aujourd’hui pour colorer notre instrumentarium, éclairer notre rapport au rythme. Une traversée composée d’allers et retours sans fin, dont nous ne connaissons aujourd’hui qu’un certain nombre d’étapes. Dans un de ses ports d’attache, nous avons rencontré Patricia Petibon pour mieux comprendre…

Patricia, vous faites partie des artistes qui nous ouvrent sans cesse les yeux vers des territoires inconnus. Quelle relation faites-vous entre votre art du chant et l’idée de « Nouveau Monde » ?

Le chant, c’est l’art de l’instant présent à partir duquel s’ouvre notre imaginaire. Tout ce que je chante est nourri par le monde contemporain qui m’entoure, par le jazz, le rock, les musiques du monde. Ce « Nouveau Monde », c’est celui que m’ont ouvert William Christie, Jordi Savall ou Nikolaus Harnoncourt en révolutionnant l’approche du style et du son, mais qu’il faut sans cesse alimenter par de nouvelles explorations, de nouvelles conquêtes. Ils m’ont appris à entendre avec les yeux. Je me souviens de ce choc qu’avait été pour moi la découverte des Quatre Saisons par Il Giardino Armonico. C’est la recherche d’une nouvelle pâte sonore qui m’intéresse, ce qui fait que je suis toujours proche et curieuse des chefs, des orchestres et des musiciens avec lesquels je travaille, comme ici avec Andrea Marcon.

Ce nouvel enregistrement semble la suite logique de précédentes étapes discographiques, mais aussi l’aboutissement des différentes aventures qui ont jalonné votre carrière…

Ce disque, c’est la concrétisation de ce que je recherche depuis des années : un laboratoire du son, de nouvelles textures sonores grâce aux percussions, aux instruments exotiques notamment. J’ai eu la chance de passer par des répertoires extrêmement variés. Récemment, le rôle de Lulu de Berg, qui représentait pour moi la conquête d’un nouveau monde, a renforcé mon désir de profondeur, de sens. Je franchissais alors une étape importante dans ma vie personnelle, et cette idée de conquête d’un nouveau monde m’a évidemment conduite à l’incroyable aventure humaine de la découverte des Amériques. Au-delà des tragédies que l’on connaît, la confrontation des civilisations a donné lieu à des échanges artistiques fascinants. Aujourd’hui encore les musiciens des Andes font le tour du monde avec leur musique, qui nous revient après avoir été alimentée par la nôtre.

Avec ce programme, vous nous emmenez loin… On imagine la variété des voyages qui jalonnent la carrière d’une artiste lyrique. Aimez-vous les voyages ?

Dans ce disque, je voulais cette notion de « traversée » : la traversée des mers, la découverte de nouvelles terres, l’idée des navigateurs, des explorateurs tels Christophe Colomb, Hernàn Cortez. J’aime l’expression de ce dernier, « mar adentro » : se jeter dans la mer, « s’interner » dans la mer ; se jeter dans la passion aussi, dans la vie, prendre des risques ! « Se hace camino al andar » : « le chemin se fait en marchant » dit le poète Machado ; c’est exactement ce que je recherche dans la musique, ouvrir son propre chemin...


Au-delà de la distance géographique, ce Nouveau Monde nous fait également traverser le temps. Lorsque vous chantez une chanson populaire médiévale, une aria baroque, une cavatine romantique, Lulu ou une chanson de Jeff Buckley, pensez-vous aux différentes époques que représentent ces œuvres musicales ? Quel rapport avez-vous à l’Histoire ?

Il faut ouvrir les bibliothèques, les faire respirer ! Ouvrir la musicologie afin de faire partager ses fruits dans les meilleures conditions, offrir au public la beauté et le bonheur de ces musiques… Dans ce programme, j’ai tenu à ce mariage entre musiques savantes et populaires afin d’ancrer le passé dans le présent. Pour les scènes de Médée par exemple, j’ai adopté une prononciation fidèle au style, mais non « restituée » afin de souligner le caractère contemporain du personnage, et toujours dans cette couleur de musique française à laquelle je reste attachée. Médée, comme tous les grands chefs-d’œuvre, est intemporelle. En revanche, pour J’ai vu le loup, j’ai travaillé avec Dominique Visse la prononciation ancienne afin de prendre plus de liberté dans le caractère original, le côté groove de cette chanson qui nous a permis de nous faire plaisir en improvisant. J’aime mettre en regard différents genres musicaux, différents moyens d’expression à travers prononciations ancienne et contemporaine, également grâce à l’improvisation qui joue un rôle particulier dans ce disque. Nous avons beaucoup travaillé en amont avec Andrea Marcon et tous les musiciens, mais aussi au moment de l’enregistrement, « à chaud », dans l’esprit de fraîcheur, de liberté et de spontanéité propre à toute improvisation. Et peu de prises ont été nécessaires : je préfère les moments vrais.

Vous connaissant, on imagine que ce programme ne sera pas votre dernier « Nouveau Monde »… Quelles portes ouvre aujourd’hui cette conquête ?

La conquête de nouveaux publics, le bonheur de partager tout cela avec des gens qui viennent d’univers différents. Je pense notamment à cette radio pop brésilienne qui s’intéresse aujourd’hui à mon travail. Un autre exemple me vient à l’esprit : cette mise en scène historique de Don Giovanni par Michael Haneke, tellement claire et fidèle à Mozart, tout en le replaçant dans un univers résolument contemporain. Je me souviens de tous ces jeunes spectateurs qui, après le spectacle, nous disaient : « Ah! c’est ça l’opéra ?! » C’est dans ce sens que je continuerai toujours d’explorer, afin d’ouvrir ces musiques au monde d’aujourd’hui. La façon dont j’aborde la musique parle à certaines personnes qui découvrent quelque chose dont elles n’avaient pas idée. C’est la plus belle des conquêtes, le plus beau des Nouveaux Mondes qui soient.

Olivier Lexa
Directeur artistique du
Venetian Centre for Baroque Music