Vincent Delerm : Quinze Chansons

Sortie le 03 novembre 2008

Publié le 03 novembre 2008

Cher Vincent,

Tu as eu raison de me donner ton album pour l’été, car durant cette sale saison, j’ai eu besoin d’être encouragé tous les jours. Alors disons, vers 17h45, j’ai pris le temps de t’écouter. Il faut toujours tout faire avec discipline, écouter les chansons comme boire ou embrasser, rien ne nous rend plus vivant qu’un peu de lenteur et de précision. Et plus je t’écoutais, plus je me disais que tu étais le chanteur le moins vaniteux que je connais *.

Attention, je ne te prête pas une modestie exagérée, je me doute bien que tu as tes heures de parade, non je parle de vanité dans l’idée que tes chansons ne me rappellent jamais que je vais mourir, mais toujours, et avec délicatesse et prudence, elles me préviennent que je suis en vie. Tes chansons possèdent cette vertu, qu’on pourrait certainement qualifier de littéraire, d’accorder à la mémoire plus d’importance qu’à l’éternité.

Tu n’es pas le seul à jeter des regards par dessus ton épaule pour écrire, mais ta manière est singulière, dans la mesure où tu sembles n’en tirer aucun pouvoir, aucun « je le savais » ne traîne dans tes paroles, aucun « je vous l’avais bien dit ». Tu n’abuses pas des occasions pour être en avance sur ceux qui t’écoutent, tu restes à nos côtés, te livrant tel que tu es et pas dans le pourquoi, pour qui tu pourrais passer. La prise de pouvoir n’est pas ton souci. Pourtant, je t’assure, chez les chanteurs, en permanence, ce désir absolu de régner sur ceux qui les écoutent, la séduction envisagée comme une force, un combat. Tu n’es pas très guerrier. Au front, tu sembles toujours préférer les chemins de traverses et j’aime ça. Regarde dans « Allan et Louise », ce qui rend la chanson déchirante, ce n’est pas que tu convoques le 11 septembre au cœur d’une histoire d’amour, mais que tu nous racontes cette histoire depuis la banquette d’un restaurant chinois, en t’efforçant de définir ce qui rend l’éventualité d’un sentiment amoureux vraisemblable. C’est peut-être ton côté british, une élégance qui n’oublie jamais d’être dérisoire, mais en anglais qui aurait lu Ovide : « Tu iras en sûreté en suivant le juste milieu ».

Tes chansons accordent le bénéfice du doute à la mesure, ainsi même lorsque tu nous décris l’univers de Martin Parr, ses couleurs perdent en saturation, « caissières, pack de bières, ventres à l’air » sonnent dans ta voix comme les pages gondolés d’un herbier fragile. Tu n’as pas le goût anglais de l’obscène hurlant. Pourtant, il me semble, tu ne crains pas le quotidien, le familier, la somme grossière des petites histoires qui capturent nos vies. Mais tu as le don de nous inviter toujours à un « retournement », comme si tu portais un gêne d’irréalité, qui transmue en beauté le matériau brut de la vie. La lucidité et l’humour ne sont pas toujours des armes suffisantes, il faut d’autres atouts pour rendre audible l’appel de la grâce dans un monde dominé par le grotesque. Là encore, je te trouve bien anglais, les écrivains anglais, les femmes surtout, partagent ce secret là. « 78 543 habitants » est aussi tremblant et scrupuleux que du Virginia Woolf :

« dans les yeux des filles des cabines, je suis très vieux, je suis très blanc » dit tellement bien, je trouve, ton sens de la collaboration, et combien tu te donnes la peine de te faire comprendre exactement, tout en nous offrant autre chose qu’un simple rapport, qu’une simple déposition.

J’ai parlé de secret, parce que je ne pense pas que tu agisses avec méthode. Quand tu vois que tu touches les gens, j’imagine que ça te rend heureux, mais je suis presque certain que tu penses aussi que c’est de la veine, qu’au fond de toi tu doutais de nous toucher, qu’il y a là à ton avis une grosse part d’accident. Evidemment que tu te doutes qu’avec quelques accords de François de Roubaix, c’est toute une génération de spectateurs de « Chapi, Chapo » que tu vas chavirer. Mais si nous avons écouté les mêmes mélodies quand nous avions cinq ans, cela suffit-il à nous rendre sensiblement compatibles ? Tu as beau faire des listes, tenter des théories sur les volleyeuses, les lecteurs de Houellebecq ou « les autoroutes la nuit », je suis convaincu que ce sont là de vaines menaces que tu distribues comme on nettoie de la paume un pare-brise rendu opaque par la condensation. Tu as besoin de croire que tu connais la route, que dans les fossés sont plantés régulièrement des panneaux de direction, ça ne t’empêche pas de conduire en aveugle, ignorant presque tout des gens à qui tu te confies. Et c’est d’ailleurs leurs caractères incertains qui fait qu’ils comptent autant à tes yeux. Quand tu chantes que « La vie est la même », je n’entends pas que « nos vies sont les mêmes », je n’entends pas une harmonie universelle, sorte de communion à la con, j’entends que la vie reprend, « tout reprend », tu es un as de la deuxième fois, la deuxième chance. J’entends que la vie persévère et que c’est là sa qualité la plus notoire.

Christophe Honoré

* j’ai trouvé une preuve irréfutable de cette qualité que je t’accorde en calculant la moyenne de la durée de tes chansons dans cet album : deux minutes vingt et une secondes. Crois-moi, c’est un exercice qu’on devrait s’imposer à chaque écoute de disque, et crois-moi tu es bien en dessous de la moyenne nationale qui doit naviguer aux alentours de trois minutes. Ce qui fait de toi un chanteur plus rapide et forcément moins vaniteux !